Grand,
grand, grand film. De la part de son auteur, c'était à
attendre; mais ceux qui s'attendent à une sorte de suite
du clinique Sympathy For Mr Vengeance, dans un fantasmé
triptyque sur la violence irréversible, seront laissés
sur le carreau : Old Boy, thématiquement, est quelque
part l'antithèse du précédant film de Park.
Dans ce dernier, personne n'était vraiment coupable, une
écrasante volonté semblait consumer le libre arbitre
de pantins, là pour rien. Dans Old Boy, tout est réglé
à la minute, il n'y a pas de hasard dans le mal... du moins
jusqu'à un certain point. Car dans le cinéma de Park
Chon-Wook, si chaque personnage revête quelque peu les couleurs
d'une entité tragique, rien n'est manichéen.
Pas même
la symbolique de la chambre d'hôtel, signant un peu à
elle seule le décès du libre arbitre : le héros,
une fois sortie de cette prison matérielle, ne continue t-il
pas pour autant de craindre son Dieu ? Celui qui a décidé
de sa vie ces 15 dernières années et qu'il ne peut
rayer de sa mémoire, étouffant ainsi sa liberté
dans une entreprise de vengeance dont l'issue ne PEUT même
être bonne, quelle qu'elle soit. Cette chambre d'hôtel
est SA vie, comme elle aurait très bien pu être la
nôtre, la vôtre.
D'une noirceur
que l'on pourrait presque qualifier de sadique - à l'instar
de Sympathy..., Old Boy se démarque de son
prédécesseur par un air moins vain et une issue cent
fois moins frustrante - même si dans son monde, le défouloir
puéril n'existe pas. Presque tout se qui passe à l'écran
est abominable, mais c'est justement ce "presque" qui
change tout: dans un océan de noirceur, "presque"
est la lumière d'où jaillit l'espoir, et donc l'intérêt
redoublé, et donc les tripes du spectateur. Car l'intrigue
du film est d'une certaine manière classique, et la volonté
de mettre le moral à zéro, palpable dans Sympathy...,
remplacée ici par une réflexion plus profonde
bien plus profonde. Ce n'est pas là un simple exercice de
style ; c'est un grand film.
Encore une fois,
Park Chon-Wook joue avec sa caméra et une photographie excentrique
particulièrement réussie dans les quartiers du Bad
Guy, figeant chaque visage dans un hâle ocre, stimulant la
détermination. Old Boy est un film maniéré
et maniériste, car le cinéaste aime sa caméra
et s'aime beaucoup filmer aussi - ce qui donne parfois des cadres
un peu too much, déjà présents dans
le remarquable Joint Security Area -, qui restent plutôt
rares si l'on rentre dans la logique formidable et le jeu louable
de son auteur.
Car c'est justement
sur ce point, le racoleur, l'esthétisant au mépris
du fond, le vulgaire et le complaisant, que je ne rejoins pas du
tout l'avis des détracteurs du film, dont les critiques ressemblent
le plus souvent à du parti pris méprisant à
la journaleux voulant faire son intéressant, et s'étant
juré de trouver tout ce qui sera violent et sans concession
manipulateur et tapageur. Oui, Park Chan-Wook a voulu, à
l'instar de son Sympathy..., mettre le rictus décontracté
en stand-by ; et alors ? Oui, il s'agit dans certaines séquences
d'une immense opération de choc pour choquer ; et alors ?
Tout comme ce que j'ai toujours dit aux détracteurs des films
de Noé, le cinéma n'est-il pas avant tout un art d'effets,
plus ou moins durables ? Sans oublier que dans le cas de Old
Boy, au contraire, rien n'est gratuit sauf deux ou trois plans
furtifs, disposés là pour écarter les paupières.
Le film de Park Chon-Wook est un grand film humaniste, dont chacun
des actes dramatiques est un SOS pesant, dont chaque personnage
a en dualité avec son objectif une vie faite de plaies et
de fantasmes refoulés, dont le bonheur ne se gagne qu'à
la sueur de son marteau.
Et puis, quand
la chose est si jolie, comment bouder son plaisir ? Là encore,
Park livre là une réalisation inventive et au cadrage
exemplaire, servi par une composition incisive et élégiaque
dont la variété sert le sujet chaotique (notamment
dans son morceau à la rythmique de ballade, proprement déroutante)
et dont les acteurs sont tous, littéralement, formidables.
Mention bien entendu à Choi Min-Sik, dont la voix-off bluffante
raisonne encore dans les ténèbres du générique
de fin, et à Yoo Ji-Tae, loin de son profil de brave boy
à la Ditto et Attack Of The Gas Station, ici
portant à bout de bras un rôle magnifique. Sans oublier
elle, belle, et plus, tellement plus, et si jeune... qu'il est sadique,
ce Park!
**** SPOILER
**** (à ne pas lire si vous n'avez pas encore vu le film)
Un mot sur le
rapport ambigu au fatalisme que cultive Park dans Old Boy
: dans son monde, l'unique véritable moyen de retrouver le
bonheur est de tout oublier (cf. l'hypnose)... n'est-ce pas le plus
terrifiant des préceptes ? C'est également en cela
que les deux derniers films du cinéaste n'ont rien à
voir : si le premier était linéaire et schématique
dans son message - c'est bien simple, il n'en comportait pour ainsi
dire pas -, le dernier ne semble pas particulièrement guidé
par un message, un idéal, une route, fût-elle fatale
: il est rare qu'un film à la trame somme toute plutôt
simple et efficace laisse tant perplexe quant à sa vision
des faits. Peut-être est-ce là la force du film : Park
Chon-Wook ne juge pas ; ou peut-être juge t-il le spectacle
; mais pas les hommes, étant tous plus ou moins à
la merci de leur passé.
Cette idée
s'incarne spectaculairement dans le personnage de Yoo Ji-Tae : il
continuera de ricaner la seconde avant de se faire sauter le caisson
- issue particulièrement bluffante. Quant aux motivations
de son personnage, du "comment" il est devenu milliardaire,
du "est-ce que" il a vécu de la mort de sa soeur
jusqu'à la sienne uniquement dans le but de faire souffrir
le héros... si aucun indice n'est donné à ces
sujets, le réalisateur l'a très certainement calculé
: ainsi, dans la continuité de son rapport au destin, les
détails de la vie du personnage - susceptibles de l'humaniser
- importent peu. Seul importe ce qui le fait se lever le matin ;
seule importe sa vengeance. Leurs vengeances.
**** FIN SPOILER
****
En conclusion
donc, Old Boy n'est évidemment pas parfait, ni plastiquement
(un peu trop de parti-pris gratuits) ni narrativement - bien qu'il
joue de zones d'ombres avec un talent remarquable, et le premier
dénouement, la fameuse raison pour laquelle le héros
a été enfermé durant 15 ans, ne tombe pas du
tout à plat, chose rare dans ce genre de films - ; mais le
message qu'il veut faire passer, le but qu'il veut atteindre, il
le passe, l'atteint, en employant si bien tant de ressources audiovisualo-narratives
et en y mettant tant de coeur (glacial) qu'il ne peut laisser indifférent...
A l'image de son final, impitoyable, d'une autre dimension, naviguant
entre le sourire absurde et l'effroi sourd ; seul les grands films
parviennent à un tel niveau de vérisme. A ce sujet,
je n'ai volontairement pas livré de critique approfondie
du scénario histoire de ne pas laisser échapper trop
de détails spoileux, mais l'essentiel est là je pense
: bien plus ambitieux que ses précédant films, touché
par la grâce de réflexions ouvertes sur des thèmes
universels - le poids de la culpabilité dans l'involontaire,
la part d'importance du malheur des autres, la nécessité
de la violence, les frontières de l'amour dans un monde régi
par des lois absurdes -, Old Boy, c'est pas un film de rigolos.
[hu hu
NDLR]
Scaar Alexander Trox
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